Caïn et Abel.
L’aube de l’humanité n’est-elle pas, déjà, entachée par le fratricide qu’entraine la jalousie ? Voilà qu’elle se dresse, ombre tragique au cœur des relations humaines. Si elle éclate dans le fratricide, cet acte où l’amour et la haine se confondent, où le regard tourné vers l’autre devient une blessure inguérissable, c’est bien que Caïn, voyant en Abel non pas un frère mais un rival béni des dieux, cède à cet affect brûlant qui lui donne le sentiment hideux, de ne pas exister aux yeux de la divinité. La jalousie, ici, est une brèche ouverte sur l’abîme. Il est ce désir, cette passion folle, celle de vouloir posséder ce qui échappe, un refus radical de l’altérité, une insurrection contre l’ordre du monde, peut-être même la naissance de la haine. Comme un nihilisme primal. C’est une épreuve pour la philosophie…
Cette jalousie ontologique, si elle s’inscrit dans la geste biblique, elle déploie tout son volume dans la faille ouverte d’une humanité en quête d’elle-même. Spinoza, dans son Éthique, éclaire ce mouvement en profondeur : pour lui, la jalousie n’est rien d’autre qu’une tristesse accompagnée de la haine de celui qui est cause de notre joie absente. Elle ne fait que révéler une impuissance, une incapacité à affirmer notre être en dehors de la comparaison. L’autre devient l’étalon de notre propre existence. En ce sens, la jalousie est une passion triste, une diminution de la puissance d’agir, car elle enchaîne l’âme au regard de l’autre.
Chez Hegel et Sartre, cette dynamique prend une forme plus dialectique. La jalousie devient alors le champ de bataille où se joue la lutte pour la reconnaissance. Elle est le drame de la subjectivité : l’autre, à la fois indispensable et insupportable, nous confronte à la fragilité de notre être tout entier, car la jalousie est toujours disproportion.
Dans le Soufisme, la jalousie est l’obstacle majeur sur le chemin de l’Unité. Elle est le cœur vénéneux des choses, née de l’ego, elle incarne l’attachement aux illusions du monde, ces possessions et comparaisons qui voilent la lumière divine. Car elle est le premier feu qui consume l’âme et l’empêche de s’élever, comme un enfer en soi.
Ainsi, à travers les âges et les perspectives, la jalousie se révèle dans toute son ambivalence. Elle est à la fois la fêlure par laquelle l’humain se perd et le miroir où il peut se reconnaître. Entre Caïn et Abel, Spinoza et le Soufisme, se déploie un combat éternel : celui qui oppose l’emprisonnement dans la dépendance à l’espoir d’une transcendance. La jalousie est ce qui hurle et murmure, elle est aussi abîme et pont, la nécessaire plaie, la maladie qui peut permettre de guérir, et ainsi la marque des tourments et des aspirations de l’âme humaine.